Yuichirou conduisait. Il conduisait depuis déjà des heures ; après même un levé aux aurores et une mauvaise nuit. Son début de journée s'était fait sur la route, à la sortie d'un lit embarqué à bord d'un camion. Inutile de préciser que le brun commençait à s'agacer de cette vie nomade, où rien ne lui assurait jamais de quoi subsister les lendemains suivants. De plus, comme si un rythme pareil ne suffisait à l'affecter, les jours de fêtes arrivaient. Cette fameuse période de l'année, où l'on pensait bon de ravir son prochain par une bougie aromatisée ou un assortiment de différents thés. Yuu s'en moquait avec amertume, mais regrettait souvent de ne pouvoir y prendre part. Ses déplacements constants lui promettaient de n'avoir pour seule taxe que les frais de l'essence, et trouver de quoi manger en quantité et pour des sommes raisonnables demeurait parfaitement envisageable - d'autant plus que son expérience, accumulée au cours de longues vadrouilles, n'était pas des moindres. Néanmoins, si sa vie se présentait pour certains comme une aubaine - comme il l'avait aussi cru, au tout début de ses années de perdition -, Yuu réalisait peu à peu que tout n'était bleu dans la vie de contrebandier.
Les risques qu'il prenait pour un travail aux revenus irréguliers et purement hypothétiques, dépendant trop à son goût du trafique des routes, le rendaient fou. Il admettait que les livraisons nécessitent une arrivée rapide et sans encombres ; mais pouvait-il quelque chose à la collision de deux voitures, ou à la tombée subite de grêlons jugés trop dangereux pour les automobilistes ? Tous ces facteurs lui rendaient la vie insupportable. Dame Nature même remettait en cause - et ceci de façon régulière - le bon payement de ses clients.

Sa livraison, pour l'heure, se résumait à une cargaison de poches de sang détournées de plusieurs hôpitaux. Une partie de Yuu regrettait de porter préjudices aux malades ; l'autre partie pensait déjà à la renommée que ce client lui apporterait. Commandées par l'ainé des fils Bathory, ces poches semblaient beaucoup compter aux yeux de ce dernier. Yuu le connaissait de réputation, pour les affaires troubles qu'on lui imputait sans jamais aucune preuve solide à l'appui. Il avait échappé aux barreaux un nombre incalculable de fois, et à chacune d'entre elles, avait repris ses marchandages illégaux avec plus d'ardeur. On le disait insaisissable ; lui-même se racontait indestructible. Si une chose restait bien certaine, c'était sa fortune. Pour cela, Yuu n'avait discuté aucun de ses ordres, et s'était accommodé de toutes ses directives.
Il était alors presque arrivé, quand les tours d'une immense construction apparurent, indistinctes, à l'horizon lointain. Sur la route, son camion, seul, roulait. Les autres voitures et autres transports avaient tourné ou fait demi-tour des kilomètres plus tôt. Le goudron était défoncé, et chaque tournant infligeait au brun d'interminables manœuvres pour échapper au fossé. Finalement, il atteignit une barrière, entourée d'installations semblables à celles d'une douane, et eut à subir une inspection minutieuse du véhicule par deux hommes lourdement armés et aux airs patibulaires. On le fit descendre et présenter un permis de passage, qui lui avait été fourni des jours auparavant. L'officier en charge du poste se chargea d'inspecter celui-ci, sans quitter Yuichirou des yeux.
Sur le torse de l'officier, Yuu remarqua qu'un nom avait été lâchement cousu au fil noir : Mikaela Hyakuya.

- Vous êtes en règles, l'entendit-il prononcer d'une voix claire, Vous n'aurez qu'à rouler sur quelques kilomètres, et vous tomberez sur le hangar de déchargement. Des hommes se chargeront de vous débarrasser.

Pour d'obscurs raisons, Yuu, qui ne s'attachait d'habitude jamais à rien qui soit en lien avec son travail, répondit presque inconsciemment.

- Y aurait-il un moyen de faire le plein avant d'arriver à votre QG ? Je roule en craignant la panne sèche depuis plus d'une heure, mon camion n'est plus tout jeune, et...

- Aucun problème.

Mikaela couva Yuu d'un regard bienveillant et l'invita d'un signe de la main à rejoindre l'arrière des baraquements.

- Il y a une pompe à essence, là-bas. Je vais vous accompagner. (Il toussota et ajouta comme pour se convaincre) Il serait regrettable que vous vous égariez maintenant.

Il embarqua sur le siège passager du véhicule, aux côtés d'un conducteur fier de son coup et tout sourire. Emporté par sa bonne humeur - qu'il n'aurait trop su interpréter -, Yuu pianota sur quelques touches du tableau de bord et mit en route un vieux CD - l'un des seuls qu'il avait jamais possédés. Mika ne dit rien, et Yuu crut l'incommoder.

- Vous n'aimez pas la musique ? hasarda-t-il en détachant les yeux de la route un bref instant.

Le blond sursauta et ouvrit de grands yeux bleus.

- Oh - oh non ! Elle est vraiment très bonne, je suis juste - j'ai la tête ailleurs, excusez-moi !

Cette réaction, jugea Yuu, était bien trop attendrissant pour être celle d'un homme de Ferid. Mais qu'est-ce que ce type peut bien foutre ici ? ne put-il s'empêcher de penser, Il a l'air plus naïf qu'un gamin de dix ans !
Ils progressèrent d'une centaine de mètres avant que le brun n'en vienne à lancer, tout de go.

- Et sinon, c'était quoi, vos motivations ?

- Pour ?

- Vous engager pour Ferid. (Il ne reçut d'abord aucune réponse) Je ne voudrais pas avoir l'air offensant, mais ce n'est pas le genre de gars que j'irais qualifier de... recommandable. Et, pour avoir bien voulu m'aider, vous avez déjà l'air de valoir plus que le reste de ses hommes.

Le compliment toucha sincèrement l'officier, qui n'était décidément plus habitué à ce que ses faiblesses caractérielles lui soient présentées comme une qualité. Le cœur battant et la voix hésitante, Yuu se vit répondre.

- Vous êtes très aimables, mais je dois vous contredire. (Mika laissa son regard dévier vers la fenêtre, et se perdre dans les reflets de la glace) Je ne dois pas valoir grand chose, pour passer tous ses caprices à un homme tel que lui, et me laisser appartenir de bout en bout par une personne aussi mauvaise.

Yuu freina, arrivé aux pompes, et écouta le blond achever, tandis qu'il sautait hors du véhicule.

- C'est faible et lâche, et, à votre place, je serais dégouté.

Sur ce, il gagna l'un des points de ravitaillement et sortit un bec de sa pompe, qu'il ajusta dans le tuyau du camion destiné à cet effet. Yuu ne savait plus quoi dire pour briser le silence, pensant encore au sens de ses paroles, et se contentait de l'observer ; de l'admirer, même. Il contemplait ses boucles blondes, si propres, si aériennes, et se perdait dans l'éclat lumineux de ses yeux, teintés d'un bleu océanique. La chemise vert olive, fermée jusqu'au col, et ajustée tout contre ses hanches, soulignait la minceur de son corps, qu'il ne fallait toutefois pas assimiler à une faiblesse physique ou un quelconque manque de force, deux mitraillettes pendant à ses épaules. Pour en avoir déjà usé de son vivant, Yuu en connaissait le poids et la lourdeur, et demeurait admiratif devant la capacité du blond à en soutenir simultanément plus d'une.

- Et vous, qu'est-ce qui vous a motivé à devenir contrebandier ?

Yuu releva la tête, qu'il avait machinalement baissée tout le temps qu'il avait été perdu dans ses pensées. Mika venait-il de s'adresser à lui ?

- Heu - pardon ?

- Pourquoi être devenu contrebandier ? Je suis conscient que c'est un cran au-dessus du mien, mais tout de même ; Ferid ou pas, au moins, je n'ai pas à voyager d'un bout à l'autre de la planète sans être certain d'être payé.

Le brun devait donner raison à l'officier ; à travailler à son propre compte, il ne pouvait se venter d'aucun salaire net, quand bien même il évitait par ce biais quelque patron tyrannique. Ceci dit ; la question de Mika n'avait rien eu de moqueuse ou piquante, contrairement à la sienne, une poignée de minutes avant cela. Il passa une main dans sa nuque, peu sûr de ses mots.

- Hm, je ne sais pas trop, à vrai dire. J'ai grandi sans vraiment grand monde pour m'entourer ; j'ai toujours aimé la liberté. Et quoi de plus libre qu'un boulot demandant des déplacements permanents, hein ?

- Vous ne vous sentez pas trop seul, à parcourir les routes du monde sans personne pour vous accompagner ? s'étonna Mika, Je ne sais pas s'ils sont la meilleure compagnie possible, mais les quelques hommes dont j'ai la charge me donnent au moins un moyen de m'exprimer un peu.

La remarque arracha un soupir au conducteur. Pouvait-on voir à ce point à travers une personne, en ne la connaissant - au plus large - que depuis une trentaine de minutes ? Fallait-il que sa première conversation en un total de plusieurs semaines lui donne l'illusion d'être plus facile à lire qu'un livre ouvert ?

- Est-ce que - est-ce qu'on se connaît ? marmonna-t-il, en fronçant les sourcils.

Le blond, plus bas encore, murmura.

- Je pense que je m'en souviendrais.

Très vite, il réalisé l'interprétation très libre qu'il laissait à ses mots.

- Je - je veux dire... ! Je suis ici toute l'année, mais je ne dois pas voir passer plus d'un ou deux visages inconnus, en dehors du groupe ; si je vous avais vu, et pour ne pas voir grand monde au quotidien, votre visage me serait facilement revenu !

- Ouais, je vois. (Yuu demeura silencieux, pensif, un long moment, et se reprit) Et pour répondre à votre question ; oui, la solitude, c'est lourd. Je n'aime pas trop l'admettre, mais après des années à conduire le même vieux camion, sans rien ni personne à qui m'adresser, hé bien, mine de rien, l'ennui, ça vous gagne.

Mika ne retint pas sa précédente question, bien qu'elle ne quitta plus ses pensées. Il reconnaissait s'être également demandé si, un jour, d'une manière ou d'une autre, il n'avait pas sympathisé avec le brun, tant la connexion qu'il pouvait sentir entre eux lui semblait sûre ; prête à encaisser les épreuves de la vie.

- Et ça ne s'arrange pas à ce moment de l'année, précisa Yuu avec un haussement de sourcil lourd de scepticisme, La seule chose que je peux offrir, c'est une remise à neuf à mon camion. Mais, chaque année, ce serait ridicule. Alors je fête une année sur quatre... ce qui est aussi ridicule, ah, ah... (Il inspira profondément et lança à l'attention de l'officier) Mais suppose que Noël n'est pas non plus la meilleure période de votre année ? J'imagine assez mal le genre de cadeau que vous pourriez recevoir des gars que vous fréquentez... sans vouloir vous offenser, toujours.

Mika sourit et désigna son épaule, à laquelle pendait l'une des mitraillettes.

- Je reçois ce genre de cadeau ; ça reste une fête très professionnelle, vous devez vous en douter. (Il laissa son regard dévier vers le sol, et quelques mèches blondes venir couvrir plus bas de légers centimètres la partie supérieure de son visage) Je fêtais Noël, autrefois. Et pour être honnête, ça me manque.

- Je commence à penser pareil, admit Yuu avec un mouvement approbatif du menton.

Un gros blanc confortable s'installa, dodu et bien portant. Mika le premier eut l'idée de le rompre (ouille).

- Je vais vous faire un cadeau, dit-il, fixant le lointain, assis sur le marche-pied du camion.

Yuu, debout, à deux pas, rétorqua, mains dans les poches.

- Et qu'est-ce que vous pouvez bien compter m'offrir ? Une arme ?

- Non. L'essence.

Le brun manqua de s'étouffer.

- Parce qu'il faut payer ?!

Mika recueillit sa réaction avec un rire franc et cristallin, qui ne manqua pas de faire trembler le cœur du conducteur.

- Pas ici ! Je parlais en bidons d'essence ; Ferid nous les fournit par période. Il dit qu'on peut en tirer un bon prix, auprès des véhicules en pane sèche. Il doit avoir raison, nous sommes vraiment éloignés de tout, ici.

- Et vous m'offrez de quoi faire le chemin du retour ? s'étrangla Yuu, Je ne voudrais pas que vous risquiez votre peau pour moi ! Je fais le plein maintenant, et j'aurai vite trouvé une station prête à m'en donner davantage à une ou deux heures de route d'ici !

- J'insiste, fit simplement le blond avec un sourire dénué de malice, yeux clos, Je veux me souvenir de ce que cela fait, d'offrir quelque chose à quelqu'un pour Noël. (Il dégagea son poignet de sa manche de chemise et dévoila une peau pâle et lisse, recouverte de bracelets) C'est à peu près tout ce que j'ai, qui pourrait faire office de véritable présent.

- Vous n'allez quand même pas me donner d'aussi beaux... !

- Prenez-en un, c'est symbolique.

Il opta pour un vert et noir, serti de pierres rouges. Il le tendit à Yuu d'un air déterminé, signifiant au brun combien il ne tolérerait de lui aucun refus ; il n'eut d'autre choix que d'accepter. Yuu l'enfila à son côté gauche, trébuchant à plusieurs reprises sur l'encoche de la chaîne, et tourna immédiatement les talons une fois ceci fait. Mika le regarda faire, curieux, alors qu'il remontait à bord du véhicule. Il le regarda se vouter sous le siège des passagers, et chercher désespérément il-ne-savait-quoi, battant l'air d'un bras pressé. Mika vit le visage du brun s'illuminer, et surprit ses gestes soudainement cesser. Yuu, prit dans son élan, sauta négligemment de la banquette jusqu'au sol, et atterrit lourdement, avec ce qui semblait être en main un katana d'âge moyen.

Il revint vers l'officier, riant et secouant frénétiquement l'objet. Mika se leva et prit les devants.

- Je ne peux pas accepter un tel cadeau, c'est trop... !

- Je viens d'accepter votre bracelet et vos bidons d'essence ; vous acceptez mon arme, point barre, l'interrompit Yuu, En plus, vos mitraillettes font peine à voir. Avec ça, vous pourrez vous démarquer de la masse !

Mika tenait l'arme dans deux mains fermes, les joues rouges et les yeux brillants. La sensation d'offrir quelque chose était quelque chose ; mais celle de recevoir la surpassait de loin. Il ne le réalisait pas, mais sa prise était en vérité fébrile, et son être tout entier tremblait sous le coup de l'émotion.
Ce détail n'échappa guère au conducteur, qui le gratifia d'une tape brute dans le dos.

- Allez, allez ! Ça me fait plaisir, et il risquait de pourrir sous un siège mité ! Je préfère encore le voir à la ceinture d'un officier charismatique comme vous.

Mille fois, Mika le remercia ; et mille fois, Yuu répéta que ce n'était rien. Ils parlèrent longuement, approfondissant les bases de leur amitié nouvelle, apprenant à se connaître l'un et l'autre. Jusqu'au crépuscule, ils ne bougèrent pas d'un pouce, trop joyeux ; trop plein d'une envie de ne jamais se quitter. Leurs rires se mêlaient, leurs paroles, rarement, s'opposaient ; ils se surprirent à partager de nombreux avis, et leur confiance en l'avenir s'en trouva dédoublée.
C'est peu de temps avant le levé du jour que Yuu se leva et avoua devoir rejoindre le quartier général au plus vite. Il aurait été embarrassant d'échouer à sa tâche si près du but.

- Je vous reverrai au retour, alors, observa Mika, imitant le brun.

- Sans aucun doute !

Yuu prit le chemin dudit repère, où il régla l'affaire aussi vite que possible. Comme il l'avait pensé, il trouva Ferid détestable et arrogant. Il en fut revenu quatre heures plus tard, prêt à retrouver le blond, roulant à pleine vitesse en direction du poste. Encore une fois, comme il l'avait pensé, Mika attendait ; mitraillettes aux épaules, arme à la ceinture. Plutôt que de rejoindre la station de ravitaillement arrière, il stoppa l'engin devant la barrière de passage et descendit du véhicule. Les soldats de sécurité ne comprirent pas ce qu'il planifiait, et ne se méfiaient de rien. Soudainement, Yuu fila comme l'air et courut saisir Mika par l'avant-bras. Avec empressement, pris dans l'adrénaline de l'instant, il s'exclama.

- Laisse de côté la vie que tu as pu mener ici, et fuis avec moi !

Mika était trop confus pour savoir quoi répondre, mais, aussitôt Yuu eût-il achevé de formuler sa proposition qu'il en fut charmé. Décidé, il prit Yuu par les mains et hocha la tête. Cela suffit au conducteur pour l'entrainer avec lui à l'intérieur de son camion, qu'il redémarra aussi vite, détruisant sur son passage ce qui restait déjà de la barrière, et manquant, à chaque virage, de retrouver le faussé.
C'est quand plus aucun coup de feu ne retentit au loin que les deux amis s'entendirent pour éclater, de concert, d'un rire enfantin et retentissant. Yuu conduisait irrégulièrement, zigzaguant sur le béton défoncé de la route, rythmé par ses hoquets de rire et ceux de son acolyte. Quand il eut reprit le contrôle de son engin, puis de sa personne, il s'arrêta et se tourna vers Mika, qui, depuis le début de leur fuite, n'était parvenu à le quitter des yeux. Il déglutit et le prit par les épaules. Mika ne flancha pas et le regarda dans le fond des yeux. La voix tremblante et le regard illuminé, Yuu murmura finalement.

- Joyeux Noël, Mika.

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