Depuis la fenêtre d'une des chambres d’un hôtel bon marché, Silver contemplait distraitement les hauts immeubles dorés de Safrania. Malgré l'heure tardive, aucune lumière ne semblait prête à s'éteindre. Le commerce régnait bel et bien en maître ici. Même le jour de Noël.

Le rouquin soupira, se détourna du paysage urbain et se débarrassa de sa veste bleu marine, qu'il laissa tomber à même le sol. Il s'apprêtait à ôter également son t-shirt noir quand on tambourina avec impatience à la porte. Il jura silencieusement et décida d'ignorer l'importun. Personne ne pouvait souhaiter sa compagnie après tout, il s'agissait sans aucun doute d'une erreur.

Les coups recommencèrent avec davantage de force, et, fatigué, le jeune homme daigna enfin de bouger en grognant. Il ouvrit la porte, prêt à traiter de tous les noms l'imbécile, mais se figea dès qu'il l'aperçut.

« L’imbécile » en question était une jeune fille de son âge, les mains sur les hanches et une expression déterminée sur le visage. Ses cheveux bleu acier étaient coiffés en deux couettes qui défiaient la gravité en rebiquant jusqu'au niveau de ses yeux, bleus aussi.

« Yo Silver ! »

Après quelques secondes, le garçon reprit ses esprits et lâcha sèchement :

« Qu'est-ce que tu fous là ? »

Elle fronça les sourcils et croisa ses bras sous sa poitrine.

« Toujours aussi sympa, à ce que je vois. Tu crois vraiment que j'allais te laisser passer cette soirée tout seul ?

— Je me portais beaucoup mieux sans toi, rétorqua son rival de son ton désagréable habituel. J'ai besoin de personne.

— Menteur. Aller, Silver, ça te dirait pas de faire une trêve ? On arrête de s'engueuler pour un soir, OK ? Toi, tu laisses tomber ton faux air de bad boy, parce que de toute façon ça te va pas, et moi... je promets de pas m'énerver. Enfin pas trop quoi. »

Son rival grogna. Christy était profondément agaçante. Généralement chacune de leur rencontre se finissait en une dispute où elle lui criait dessus le plus fort possible, et où parfois elle était prête à en venir aux mains, quand les combats Pokémon ne suffisaient plus. Pourtant aujourd'hui... aujourd'hui, il avait vraiment envie… non, besoin qu'elle reste avec lui, sans vraiment comprendre pourquoi.

Il soupira et se décala pour la laisser entrer. La jeune fille eut un sourire satisfait et promena son regard sur la pièce. C’était une chambre misérable, la simplicité à l’état pur, qui faisait même passer le Centre Pokémon, pourtant censé être accessible à toutes les bourses, pour un hôtel de luxe. Silver ne gagnait pas autant d’argent qu’il le voulait en tant que dresseur, mais essayait tant bien que mal de devenir une personne plus honnête en cessant de voler. Il eut soudain très honte à l’idée que Christy puisse constater sa situation, mais cette dernière ne sembla pas y prêter la moindre attention, et s’assit tout simplement sur le lit, avant de retirer ses baskets boueuses, puis ses chaussettes.

« Surtout fais comme chez toi... » ironisa le garçon.

La Maître Pokémon ignora la remarque et fouilla dans son sac à dos, blanc lors de son départ de Bourg-Geon, mais qui avait désormais pris une vilaine teinte grisâtre. Elle en sortit un paquet rectangulaire d’une petite dizaine de centimètres de hauteur, emballé dans du papier cadeau à motif de Cadoizo et le tendit au jeune homme.

« C'est pour toi. J'espère que ça ira, tes goûts sont tellement bizarres que j'ai vraiment galéré pour trouver quelque chose ! plaisanta la dresseuse. Joyeux anniversaire Silver.

— Un... Un cadeau ? Pour moi ? »

Le roux saisit le colis comme s’il renfermait la chose la plus précieuse au monde, surpris. Il ne pensa pas même un instant à se moquer de l’emballage ridicule ou à contrer la remarque sur ses « goûts tellement bizarres ». Il était simplement profondément touché et ne cherchait même plus à s’en cacher. Cela faisait tellement longtemps qu'il n'avait plus fêté son anniversaire... Depuis le départ de son père, plus de trois ans auparavant. Et encore, même avant, Giovanni n’avait jamais eu plus de quelques minutes à lui consacrer… Soudain, cette fille, qu’il ne connaissait que depuis un an à peine, et qui paraissait le détester habituellement, avait eu ce geste tout simple qui voulait tellement dire pour lui...

Il défit prudemment le ruban puis déchira lentement le papier.

« Des chocolats… ?

— Tu sais, j’y connais rien… J’aime pas le chocolat. Mais la plupart des gens si, alors je me suis dit que du chocolat noir, pas trop sucré, ça pouvait passer... » avoua Christy en haussant les épaules, un sourire confus sur le visage et les joues roses.

Voyant que l’expression de surprise était toujours imprimée sur le visage de son rival, les traits de Christy s’affaissèrent.

« C’est nul et je suis me suis plantée c’est ça ?

— Non, non j’ado… commença le garçon avant de se racler la gorge. Hum, j’ai rien contre le chocolat.

— Ah, je suis contente ! » s’écria l’adolescente en donnant une grande tape masculine dans le dos du garçon.

Elle n’attendait visiblement ni remerciement ni opinion supplémentaire, semblant considérer l’absence de remarque désobligeante comme une victoire.

Silver enfourna l’une des friandises dans sa bouche, et dut admettre qu’elle était délicieuse.

« Tu devrais en goûter un.

— Hein ?

— Ils sont très b… pas si mal. Alors goûtes-en un.

— Mais non, j’aime pas le chocolat. Et puis c’est ton cadeau Silver ! protesta Christy. C’est quoi cet élan soudain de gentillesse, Monsieur Ronchon ?

— R… Rien ! rétorqua sèchement le garçon en rougissant légèrement malgré lui. Je… C’est juste que pour une fois t’as pas été chiante. »

La réaction de sa rivale ne se fit pas attendre : aussitôt elle lui décocha un coup de pied qui l’envoya voler à l’autre bout de la chambre.

« Me parle pas comme ça ! » s’écria-t-elle, vexée.

Le rouquin se redressa en se massant le crâne.

« Mais t’es complètement malade ! Une vraie gamine, beaucoup trop susceptible.

— Qui doit supporter un vrai gamin, beaucoup trop désagréable. » répliqua la dresseuse avec assurance en croisant les bras et en tournant la tête d’un air hautain.

Il grogna et se rassit à côté d’elle. Avant qu’elle ne puisse réagir, il attrapa un chocolat au hasard dans la boîte et le fourra dans la bouche de sa rivale. Celle-ci sursauta et loucha pendant sur l’index que Silver avait laissé appuyé contre ses lèvres, le visage écarlate.

« Allez, mâche. » ordonna-t-il sévèrement.

Son teint aussi était rehaussé d’une pointe de rouge, et il détournait le regard, n’osant pas la regarder dans les yeux. Bon sang, qu’est-ce qu’il faisait, au juste ? Christy obtempéra finalement et mordit dans la douceur, non sans faire la grimace.

« Chilver... » commença-t-elle d’un ton plaintif.

Elle s’interrompit immédiatement alors qu’un liquide dégoulina de sa bouche jusqu’à son menton.

« Rah, mais mange proprement, tu vas en foutre partout ! » protesta son interlocuteur.

La jeune fille lui adressa un regard furieux et semblait sur le point d’à nouveau employer la violence. Elle se retrouva cependant paralysée lors que Silver essuya délicatement de son index la substance.

« B… Bouge pas... grogna-t-il, avant de lécher rapidement son doigt. Je ne savais pas qu’il était à la liqueur. Dés… Enfin, bref, tant pis. »

Christy mâcha encore quelques secondes la friandise, avant de l’avaler avec difficulté. Elle tira la langue et agita ses mains devant elle en protestant immédiatement :

« Baaaah ! Silver, je n’aime pas du tout le chocolat ! Avec un machin bizarre dedans ! Ne refais jamais ça ! Beurk, beurk, beurk ! »

Le garçon contempla sa rivale. Elle venait d’apporter une bulle de joie et de chaleur dans sa soirée froide et morose avec ses mimiques comiques, ses réactions qui lui ressemblaient tellement, et surtout, sa gentillesse sans borne. Il ne put retenir un sourire en la regardant.

Malheureusement pour lui, elle le remarqua aussitôt.

« Oh ! Silver, tu es en train de sourire ! J’suis trop contente ! »

Immédiatement, il reprit son expression maussade habituelle, mais d’une façon peu naturelle.

« Je… C’est juste que tu es ridicule. Ça me faisait rire. »

Bizarrement, Chritsy ne s’énerva pas le moins du monde. Elle s’installa à genoux sur le lit du garçon, les mains posées sur ses cuisses et une expression très sérieuse sur le visage. La même expression qu’elle avait lors des combats Pokémon.

« Silver, écoute-moi bien, commença-t-elle d’un ton très solennel. Tu as le droit d’être heureux. Tu as le droit de sourire. Personne ne doit avoir à se faire passer pour quelqu’un qu’il n’est pas. Je sais qu’au fond de toi tu n’es pas méchant. Alors tu n’as pas à mentir si tu souris. Tu en as le droit. Et je dirai même qu’aujourd’hui, tu en as l’obligation.

— C… Christy… Pourquoi tu fais ça ?

— Faire quoi ?

— Pourquoi tu es venue me voir ? Pourquoi tu es aussi gentille ? »

L’adolescente prit une grande inspiration, et attrapa les épaules de son rival en le regardant droit dans les yeux :

« Parce que… Parce que personne ne mérite de passer son anniversaire seul. Surtout quand cet anniversaire tombe le jour du Noël. Tu comprends ? Personne ne mérite de rester seul avec sa tristesse ou sa colère un jour pareil. Et moi je…

— Tu me prends en pitié c’est ça ? » rétorqua-t-il d’un ton glacial en se levant brusquement de son lit.

Quelque chose dans son coeur lui faisait soudain affreusement mal. Alors même elle avait pitié de lui. Juste de la pitié. Il avait pensé qu’il y avait autre chose. Qu’elle était venue pour une raison différente, n’importe laquelle… Pour l’embêter, parce qu’elle s’ennuyait, parce qu’elle passait dans le coin, parce qu’elle le considérait comme… comme un am...

« Dégage ! lui cria-t-il soudain, interrompant brusquement ses pensées. J’ai pas besoin de toi, ou de qui que ce soit ! Ta pitié me file la gerbe ! Si tu crois que j’ai besoin qu’une môme comme toi vienne jouer les baby-sitters, tu te fourres le doigt dans l’œil ! Quand je pense que t’oses me faire des remarques sur mon ego, alors que t’es persuadée que tu es le centre du monde et que tout le monde a besoin de toi ! Remballe tes pensées débiles et sors d’ici, maintenant ! »

Pour appuyer ses propos, il donna un violent coup dans le mur le plus proche, qui trembla. Christy ne l’avait encore jamais vu dans un état pareil. Il était effrayant, avec ses yeux acier qui lançaient des éclairs meurtriers. Mais elle ne parut pas un instant intimidée.

« Non ! Silver, tu vas m’écouter ! » cria-t-elle à son tour.

Elle se leva et se planta devant lui, les poings serrés, tremblante de rage.

« Je ne fais pas ça par pitié. Je ne pense pas que le monde a besoin de moi, bien au contraire. Mais je sais ce que c’est, d’être oubliée un jour comme ça. Maman devait travailler très dur, tout le temps. Mon père n’aurait jamais envoyé ne serait-ce qu’une carte. Sans Luth j’aurais été seule, moi aussi. Je voulais que tu puisses avoir quelqu’un comme ça, toi aussi, parce que je pensais que tu le méritais. Je voulais que tu sois heureux parce que… parce que je t... »

Des larmes brillaient dans ses yeux. Deux s’échappèrent et roulèrent sur ses joues.

« De toute façon tu es un crétin, tu ne comprends jamais rien ! Tu as raison, je ferais mieux de partir, je perds mon temps avec toi. Crétin, crétin, crétin ! » hurla-t-elle en lui assénant une gifle, avant de courir vers la porte.

Silver, jusque là paralysé, réagit aussitôt. Il attrapa de la main de la jeune fille et protesta :

« Christy attend !

— Lâche-moi ! Je veux partir !

— Christy, non, s’il te plaît ! Je… Je... »

Silver, dire « s’il te plaît » ? La demoiselle n’en croyait pas ses oreilles. Elle cessa immédiatement de se débattre, et écouta avec plus d’attention.

« Christy, je sais que je ne suis pas doué avec les gens… Je suis désolé. Je suis vraiment désolé. S’il te plaît… S’il te plaît, reste avec moi… J’ai… J’ai besoin de toi... »

Il relâcha sa prise et baissa la tête, piteux. Sa rivale sourit et essuya rapidement ses yeux, avant de se jeter dans ses bras, enfouissant son visage dans le creux de son épaule.

« Oh, Silver ! Ne t’inquiète pas, je serai toujours là ! Même si tu fais toujours ta tête de Gruikui, même si tu me rends folle parfois, et même si je m’énerve sans arrêt à cause de toi… Je te promets que je resterai là.

— Pff… Tu me rends dingue aussi, tu sais… Mais tu es mon idiote préférée, souffla le garçon en lui rendant son étreinte.

— Et toi t’es mon crétin préféré ! répliqua aussitôt l’idiote qui affichait un sourire espiègle tout en lui pinçant (un peu trop fort) la joue.

— Mais aaaïe ! Arrête, sérieux, ça fait mal ! »

Elle sourit davantage, avant de lui asséner une tape dans le dos en lui faisant un clin d’œil.

« Non mais quel fragile tu fais ! »

Elle éclata ensuite de rire. Silver sentit alors quelque chose d’étrange dans sa poitrine. Une douce chaleur, qui faisait accélérer les battements de son cœur… Soudain, il désirait réellement, puis que tout au monde, rester toujours aux côtés de Christy, pour la voir et l’entendre rire, et combler ce vide en lui. C’était un sentiment inhabituel, qu’il ne se souvenait pas avoir déjà rencontré.

Peut-être que c’était ça, ce qu’on appelait être amou…

Il secoua la tête, s’attirant un regard curieux de sa rivale. C’était ridicule voyons. Ce genre de chose ne pouvait pas lui arriver, encore moins avec une idiote pareille.

Mais bon. Quand même.

Il l’aimait bien, son écervelée à couettes bleues.

L’hiver n’avait rien pour plaire aux yeux d’Ondine. C’était une saison froide, étendue de l’Automne au milieu du Printemps, qui influait trop à son goût sur les combats Pokémon, et, par-dessus le marché, qui se résumait par un amoncellement d’habits lourds et encombrants. La facture de l’arène sautait, quand le prix à payer pour garder l’eau du bassin chauffée atteignait des paliers étrangers du reste de l’année, et elle se trouvait à devoir expliquer à certains de ses plus jeunes visiteurs que, non, malgré certains de ses Pokémon, elle n’était pas la championne du type Glace. « A croire qu’ils commencent leur voyage sans la moindre idée de ce qui les attend ! », se plaignait-elle parfois à ses sœurs. Autant dire, pour toutes ces raisons, qu’Ondine trouvait justifié son mépris de l’hiver.

Et il l’avait été. Au moins jusqu’à la visite de Sacha, au cœur d’un hiver particulièrement froid. Ondine était déjà devenue championne, et Sacha était revenu de son périple aux quatre coins du globe. Ondine le jalousait un peu pour cela, mais, décidément, ne se plaignait pas de le retrouver sur des routes qu’ils avaient pu arpenter ensemble. Les visites qu’il lui rendait inopinément, tous les quatre matins, Pikachu sur l’épaule et le sourire aux lèvres, la confortaient dans cette idée. L’un de ces matins, cependant, Sacha arriva préparé. Il était particulièrement couvert ; comme le voulait la saison, nota Ondine. Seulement, il s’agissait de Sacha. Il était rare de le voir respecter les conditions de quoi que ce soit comme quelqu’un de réfléchi. Le respect des normes signifiait chez lui quelque chose de particulier. Pour l’avoir côtoyé de nombreuses années, la championne s’attendait au pire. Le Pikachu juché sur son épaule, qui lui paraissait glapir d’impatience, ne présageait rien de bon. Les plans de Sacha étaient redoutables, pour une infinité de raisons. Elle voulait pour preuve la plus large part de leur voyage initiatique : un assemblage d’idées stupides et imprévisibles signées Sacha Ketchum.

Ce jour-ci, elle le vit entrer, du bout de son arène, et sentit un frisson la parcourir. Il lui fit signe de s’avancer. Elle s’exécuta sans un mot. Elle n’en pensait pas moins.

- Hey, Ondine ! s’exclama-t-il, en même temps qu’elle atteignait la première ligne d’eau, Comment se passe ta journée ?

Celle-ci fronçait déjà les sourcils. Elle passa outre le salut du jeune homme et coupa court aux mondanités.

- Pourquoi le manteau ? Pourquoi les gants ?

Sa rudesse manqua d’ébranler Sacha. Il connaissait trop bien Ondine pour s’étonner encore d’une hostilité pareille. Il jugea la mine sceptique qu’elle arborait, puis ses mains, qu’elle gardait plaquées à hauteur de hanches. Sacha réprima l’envie soudaine de se fendre d’un rire. Elle l’aurait trouvé moqueur.

- Ondine, allez, tu n’es pas sortie de ton arène depuis le début de l’hiver ! Tu rentres à peine chez toi et tu ne sors plus. Tes Pokémon adoreraient ça, pourtant !

- Je les laisse sortir tous les soirs. Mais je les guète de l’intérieur, c’est tout. Il fait nuit trop tôt. (Ondine haussa les épaules) C’est déprimant.

- Il est tôt, je propose de t’accompagner, et, (Il accentua ce dernier mot), je vais te montrer quelque chose. Sans quitter Azuria, promis ! (La rousse commençait à plisser les yeux d’un air soupçonneux) Et sans coup tordu, c’est juré ! Allez, Ondine, on n’a plus dix ans, tu peux me faire confiance, ce n’est pas comme si j’allais essayer de t’abandonner au milieu d’une forêt remplie de Pokémon hostiles !

Ondine se figea et Sacha se ravisa, battant l’air

- Oublie ce que je viens de dire, ok ? Suis-moi seulement !

Tenant pour dits les troubles d’Ondine, il claqua contre sa paume gauche la face de son gant chaud. Ondine sursauta, jeta un regard furtif à leurs poignets, et, le temps de réaliser ce que Sacha opérait, se fit trainer dehors, du bout d’un bras tremblant d’excitation. Elle aurait été incapable de définir l’origine claire du tremblement : l’engouement bouillonnant de Sacha, ou l’union de leurs deux mains enlacées. Ce n’était sans doute rien pour lui, mais, Arceus, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il lui faisait subir. En comparaison du geste, l’idée d’une escapade nocturne ne lui semblait plus si terrible. Elle paraissait même rafraîchissante. Ondine suffoquait.

Traînée à travers Azuria, du seuil de son arène jusqu’à l’extrémité Nord de la ville, Ondine battit la neige des pieds sans maugréer. Elle gardait ses mots pour plus tard, quand ils seraient enfin arrivés, et que ses protestations auraient pris un aspect plus définitif. Pour l’heure, elle craignait encore de découvrir ce qui l’attendait.

- Sacha, j’ai horreur de te contredire (Et le jeune homme aurait roulé des yeux s’il l’avait seulement écoutée, pour savoir, mieux que quiconque, qu’Ondine n’était jamais aussi bien comblée que par une occasion de lui donner tort), mais, (Elle trébucha sur un rocher de taille modeste et jura tout bas), ah ! Sacha, est-ce que tu vois seulement où tu nous amènes ? La neige qui tombe est très épaisse, je ne tiens pas à mourir congelée et perdue dans les limites de ma propre ville, ce serait trop ridicule !

- Ondine ! geignit Sacha, excédé, Fais-moi confiance, on est presque arrivés ! Tu me remercieras quand on y sera.

- Je te remercierai ?!

Le brun ne répliqua plus. Il refusait de saisir les perches qu’Ondine lui tendait. Elle n’attendait que ça de lui pour s’épancher en critiques, contre l’idée ridicule qu’il avait eue de la traîner dehors à une heure pareille, par un temps pareil, voire même à un âge pareil ; vraiment, tous les prétextes auraient été bons pour remettre ses choix de vie en question, dès l’instant qu’elle aurait pu lui rabattre les oreilles d’une nouvelle fournée de reproches. Sacha adorait Ondine, il se sentait plus proche d’elle qu’il ne l’avait jamais été de Pierre, voire de Serena, et les insultes que lui dispensait Ondine y contribuaient grandement, avec le climat de familiarité qu'elles avaient très vite établi entre eux. Parfois, cependant, il les ressentait trop. Et, en hiver, elle ne s’arrêtait pas. Jamais.

Il souffla dans l’air glacé et raffermit sa prise contre les doigts de la jeune femme. Il les sentit trembler contre les siens et interpréta son geste comme le signe d’une mauvaise tolérance au froid, Il fit halte et retira hâtivement ses gants, pour les glisser aux mains d’Ondine. Elle le regarda faire, contente qu’on la gratifie d’une nouvelle épaisseur, doublement heureuse qu’elle lui vienne du jeune homme, néanmoins soucieuse pour la santé du dresseur autant que pour la sienne.

- Et toi ? demanda-t-elle, sans pour autant tenter de l’arrêter.

- Bah, je vais vite m’adapter. (Il haussa distraitement les épaules et se remit en marche, délaissant avec quelques regrets mystérieux la main de la rouquine) Et puis, si tu tombes malade, ça va me retomber sur la poire, alors mieux vaut te tenir au chaud, hein ?

La prévenance dont il fit preuve coupa à Ondine toute envie restante d’objecter. Elle le suivit en silence jusqu’au pont, où Sacha l’intima d’un geste à s’arrêter. Elle demeura sur place, le bout de ses pieds couvrant la première planche. Il s’aventura plus loin, attentif aux flaques de givre. Elle le suivit des yeux.

Il patina laborieusement jusqu’au milieu du pont et, assuré de s’être stabilisé autant qu’il pouvait l’être, il l’appela.

- Ok, rejoins-moi !

La scène jouée plus tôt était parvenue à ôter à la championne ceux de ses doutes initiaux qui lui étaient restés, depuis leur départ de l’arène. Elle osa un premier pas en direction du centre et s’étonna en admirant l’agilité dont Sacha avait dû faire preuve. Le bois était terriblement glissant.

En même temps qu’elle gagnait du terrain, Ondine agitait les bras de droite à gauche. Sacha l’observait, les lèvres mordues, et se résigna, au lieu de la moquer comme un autre l’aurait fait, à préférer plutôt la rassurer. L’heure avançait, l’humeur de la rousse allait se gâter, elle finirait indubitablement par s’agacer, à lui rabattre les oreilles d’une fournée de critiques plus fraîches que les précédentes, et Sacha, dans aucun monde, ne voulait voir cela arriver.

- Glisse jusqu’ici, Ondine ! Promis, je te rattrape !

Les mots se voulaient rassurants. Ils eurent l’effet inverse. Mais, supposément, ils n’auraient pas dû, et Ondine n’en avait que trop conscience. Aussi, elle prit ses peurs  à deux mains et s’élança vivement vers les bras grands ouverts du brun, qui l’attendait patiemment au centre de la plateforme. Elle repensa à son banal début de soirée, jusqu’à l’arrivée de Sacha. Elle s’était pensée prête à dormir tôt ce soir-là. Elle s’était bien trompée.

Par un heureux coup du sort, il ne s’agit que de reposer son poids contre le brun le temps d’un battement de cœur, et Ondine retrouva vite un support plus ferme contre les lattes de bois. L’empressement aidant, elle assura sa prise sur le sol et remercia son ami avec un marmonnement nerveux. Elle nota pourtant comme la main de Sacha s’égara sur sa hanche, la réception passée, et ne la quitta plus, après même qu’elle s’en soit remise.

Elle releva les yeux vers lui, dans l’idée de rencontrer son regard, mais le trouva braqué sur le paysage au devant d’eux, qui s’étendait sur toute l’étendue d’eau de la Caverne Azurée. Elle le rejoignit vivement dans sa contemplation, curieuse de savoir enfin de quoi il retournait. Ondine en eut le souffle coupé. Elle en oublia presque la main de Sacha, toujours lovée dans le creux de son manteau, à la rencontre de ses hanches et de ses reins.

De l’Est à l’Ouest, le cours d’eau scintillait d’un éclat qu’Ondine redécouvrit ce soir-là. Un souvenir vague lui revint, celui de l’avoir déjà vu, enfant, avant d’aller dormir, accompagnée de sa famille au grand complet, et même accompagnée de quelques Pokémon, peut-être même certains de leurs amis. Le nombre de fois qu’avait déjà pu se tenir le supposé rituel importait peu, à vrai dire, car elle n’en gardait aucune trace concrète, rien de mieux que des bribes, issues des souvenirs exaltés d’une jeune Ondine sans doute exténuée par l’heure tardive que voulait l’instant.

Là, cependant, elle sentit qu’il lui serait impossible de jamais l’oublier. Elle en aurait été incapable, que ce fût pour le panorama rayonnant dont elle prenait davantage conscience ce soir-là ; pour ses expériences passées, qui lui apparaissaient désormais bien pâles en comparaison du paysage que Sacha lui offrait ; ou pour l’intimité que celui-ci avait choisi d’instaurer, volontairement ou non,  le temps d’un soir. Un sourire fébrile souleva ses lèvres, tandis qu’elle auscultait la scène avec attention. Et, le temps qu’elle réalise quoi que ce soit, Sacha l’avait prise dans ses bras.

- C’est gentil d’avoir fini par obtempérer, lui glissa-t-il en riant au travers des laines de leurs écharpes.


- Pas comme si tu m’avais vraiment laissé le choix… Mais merci.

Il s’écarta légèrement. Il souriait de toutes ses dents. Ondine le trouva radieux, plus que d’habitude.

- Je ne te traînerai plus dehors avant un bon bout de temps, je pense, mais je suis content d’avoir pu te montrer ça. J’étais tombé dessus par hasard, l’autre jour, en rentrant de l’arène après t’avoir vue, et j’ai été surpris que tu ne m’en aies pas parlé. Ou que personne d’autre n’ait été là pour le voir !

- Il faisait froid et il était tard, nota Ondine avec un sourire attendri par la curiosité maline du brun, Et puis, tu sais, le plan d’eau ne disparaît pas d’une année sur l’autre, alors, le premier soir passé, les gens sont contents de l’avoir vu glacé et se promettent de revenir encore l’année suivante, et ainsi de suite.

- Oh, tu veux dire qu’il faut être un touriste pour vouloir le voir plusieurs fois ?

Ondine étouffa un rire contre le dos de sa main, couvée par l’air comique du garçon.

- Non, je dis qu’il faut arrêter de t’extasier sur tout et n’importe quoi, grand gamin !

Un silence bref les enveloppa, et Sacha s’assura de le couvrir rapidement, d’un ton plus doux qu’Ondine lui connaissait peu.

- Je suis content d’avoir pu venir avec toi. Ça ne vaut pas une aventure à l’autre bout de la région, mais j’ai pensé que c’était mieux que rien.

Ondine opina rêveusement. Ils ne s’étaient toujours pas quittés.

- C’est vrai que les repas de Pierre me manquent assez. Il faudrait lui rendre visite, un de ces quatre ?

- Si tu veux, approuva Sacha, En attendant, c’était aussi bien d’être seul avec toi pour ce soir. (Ondine commençait à rougir, mais Sacha ajouta) J’imagine assez mal toutes les critiques que t’aurais eu à faire sur pas un, mais deux de tes plus vieux amis !

Le ton joueur du jeune homme, mêlé aux manières qu’il avait employées toute la soirée durant, suffit à convaincre Ondine de ne pas prendre comme un reproche son dernier commentaire. Un autre jour, elle l’aurait fait. Cette fois-ci, elle resta lucide. Et, quelque part, sans l’avouer à personne, elle donnait raison à Sacha.

Elle se margea à un sourire glacial qui n’ôta pas à Sacha son sourire hilare. Pas qu’Ondine ait voulu le voir disparaître. Le silence revint et ils soupirèrent de concert.

Un temps passa, où les deux amis se frayèrent un chemin jusqu'à la rampe du pont. Sacha le premier offrit sa main à Ondine, et l’aida à glisser jusqu’à ses côtés. Ils contemplèrent la vue sans trouver quoi ajouter, qui devait être dit mais qui ne l’ait été. La présence de l’un à l’autre suffisait amplement, observèrent-ils chacun tout bas. Elle était confortable et réconfortante, malgré le froid dévorant qui perçait au-delà de leurs manteaux.

Finalement, Sacha revint vers Ondine. Sans sourciller, à peine, il demanda.

- Tu reviendras ici, l’an prochain ? Avec moi, je veux dire.

Ondine battit des cils, songeuse, les joues un peu rouges. Elle inspira l’air froid, sans plus penser aux détails de l’heure, du temps, ou des responsabilités qui l’attendaient au réveil. Sacha avait rarement donné le sentiment d’attendre d’elle autant de franchise.

Elle se tourna vers lui, sûre et définitive dans le choix de ses mots.

- Sois aussi convaincant que tu l’as été ce soir, et, hm, (Elle haussa les épaules d’un air faussement distrait), peut-être que je dirai oui.

Au fond, Ondine ne s’était jamais sentie plus comblée. Pas même par l’avalanche sur Sacha d’une série de critiques bien senties. Et la comparaison n’était pas peu dire.

Elle bailla en posant sur le paysage un dernier regard béat d’admiration. L’Hiver, par certains aspects qu’elle découvrait vingt-trois ans trop tard, n’était peut-être pas une si mauvaise saison.